mardi 17 décembre 2013

Christian Dotremont



ALECHINSKY Pierre, Portrait Christian Dotremont, Phototypie, Arches France


Depuis longtemps, depuis qu’il y a les arbres,
et même avant,

Depuis qu’il y a le silence,

J’avais envie de dire quelque chose, de le rompre
comme du pain, le silence,

D’être porte-parole porté par la parole,

De chanter sans connaître la chanson,
de crier sur les toits sans prêter attention à l’écho,

De rire dans les coquillages, de pleurer
dans le gilet des maisons,

Mais il m’est arrivé d’écrire-

Depuis longtemps aussi j’avais envie de voir,
et j’allumais les lampes,

Envie de prendre en flagrant délit
les chambres tapissées de portes,

Le moindre bouton sur le visage du miroir,

Au supplice du soleil les gens qui marchent
comme les acteurs,

Et le paysage qui s’est couché, qui dort,
qui s’étire si loin,

Je regardais comme un détective et découvrais
les crimes, les taches, les empreintes, la victime
incestueusement mêlée au coupable,

Tout avait gueule d’aveu, je marchais
parmi l’évidence en serrant contre moi le secret,

Ne le perdais jamais,

Parmi un grand magasin de choses
exposées à l’habitude,

Et chapardais de quoi vivre, de quoi le nourrir,
le secret,

Mais il m’est arrivé de fermer les yeux-

De regarder la clef par la serrure,

De voir les fleurs de gel qui poussent sur les volets,
les flammes qui décorent les tapis,

D’ouvrir les volets, de soulever le toit lourd de notions,

De suivre, tout en les dessinant, les traînées des fêtes
qui n’ont pas lieu,

Les débauches légères, fragiles, où tout joue à jurer,

De perdre le fil, d’avancer alors dans les mirages
qui arrêtent le désert,

Parmi les souks où serpentent les aguichantes
marchandes d’incroyable,

De faire œillade à ce qui n’a ni lieu ni temps,

D’aller ainsi à vau l’eau sous mes propres paupières,

Mais il m’est arrivé de te regarder-

Depuis longtemps, j’en avais envie,

De garder ce qui est autour avec ce qui est dedans,

De trouver dans le fruit qui est là le goût du fruit
que je cherche ici,

D’avancer dans l’ombre même la dague sans garde
du regard,

De caresser les angles du soleil,

De faire ce que j’imagine, d’imaginer ce que je fais,
mon amie,

De brûler à la flammèche de la bougie le grand livre
où sont comptées les grandes choses, et les petites,

Toi, tu les laissais faire, elles s’embrassaient avec nous,

Les chambres donnaient sur les souks, tes yeux
donnaient sur les miens,

Les maisons enlevaient leurs toits pour saluer les gens
qui marchent,

Les animaux se répandaient parmi les herbes,
à pas de louve saoule,

Les elfes lutinaient les gnomes, les arbres dormaient
debout dans la mousse,

Dans la cour de récréation le moindre mot
faisait boule de neige,

Il n’y avait plus de buvard sur les pupitres,
plus de pupitres,

Il y avait dans le ciel le brouillon des nuages,
le ciel,

L’orage caressait les chardons, les rivières
trouvaient de l’or,

Le temps se reposait sous l’oreiller, le secret
se regardait dans le miroir,

Mais il m’est arrivé de ne plus te voir-

Et de garder les yeux ouverts
sur les grandes choses fermées, et les petites,

Et de crier sur les toits pour que l’écho
rompe le silence,

Et d’avoir envie-



(Extrait de Traces, éditions «Jacques Antoine passé-présent», 1980)

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